Lucien BECKER

Lucien BECKER



Lucien Becker est né à Béchy, en Moselle, le 31 mars 1911. Ses parents, agriculteurs, possèdent une ferme et travaillent la terre familiale. De Pierre, son père, qui a été tué dés les premiers jours de la première Guerre mondiale en 1914, Lucien Becker ne conservera qu’un souvenir fugace. La mère est contrainte de vendre la ferme pour aller vivre à Riche chez sa mère. Becker ne sera donc pas agriculteur à son tour et le regrettera. Il n’en demeurera pas moins fidèle à ses origines, à la campagne et à la terre, ce dont témoignent de nombreux poèmes. A l’école, Lucien Becker est un élève studieux, qui se prend tôt de passion pour les mots. Il court la campagne jusqu’à cette rencontre fatidique avec un étalon, qu’il trouve foudroyé dans un pré : « Le temps d’un éclair, c’est bien le cas de le dire, j’ai cru que c’était moi ». Lucien a neuf ans. Il vient de faire l’apprentissage de la mort à laquelle nul n’échappe : Je ne suis qu’une tache de terre – encerclée par la mort et la nuit. En 1923, Becker est pensionnaire dans un collège de Dieuze (Moselle).

Une autre révélation intervient en 1927, au collège, comme le rapporte Becker à Henri Rode (cf. entretien in Les HSE n°8/9, 1956) : « Un maître d’internat, ami des surréalistes Marcel Noll et Maxime Alexandre, me fit lire les Manifestes d’André Breton. Je découvrais un monde, vaguement pressenti. A dix-huit ans, je demandais à Breton de collaborer à sa revue. Il accepta. J’ai gardé précieusement sa lettre. C’est tout ce à quoi se sont bornés mes rapports avec les surréalistes. En tout cas, du moment où j’ai appris que je pourrais appartenir à ce groupe, j’ai cessé d’écrire pendant presque neuf ans : cela a été ma façon de faire du surréalisme militant. »  Au collège, Becker lit les poètes avec passion. Interne, à compter de 1929, au lycée de Metz, Becker  remplit ses cahiers de poèmes dont certains sont adressés à René Char, qui les fait publier dans la revue Méridiens. Le poète publie sa première plaquette, Cœur de feu, à tirage limité. Il regrettera cette précipitation, comme ce fut également le cas pour ses Feuillets parfumés de jasmin, publiés l’année précédente. Ces poèmes d’adolescent le déçoivent, malgré l’invitation d’André Breton à venir participer au Surréalisme au service de la révolution. Becker va observer un silence de neuf ans.

En 1931, Becker devance l’appel et part effectuer son service militaire pour dix-huit mois à Alep, en Syrie : « Comme Rimbaud, je quitte l’Europe aux anciens parapets, je quitte tout, je me suis quitté, je vais à la dérive, plus un rocher où me retenir. » A son retour, Becker se lie d’amitié avec Léopold Sédar Senghor et s’inscrit à la Faculté de Droit de Nancy. En 1935, il passe avec succès le concours de commissaire de police et entre dans l’administration : « La vie proprement dite est déjà une impasse. Heureusement que l’amour s’y rencontre, avec ses poignées d’étoiles, autrement, la vie serait invivable. Seul l’amour permet de tenir le coup ».

En 1936, à Dieuze, Lucien Becker fait la rencontre de celle qui va devenir toutes les femmes et tout l’amour : Yvonne Chanot. Le poète l’épouse : Les mots ont été crées pour qu’en fermant les yeux - je puisse venir à toi sans faire un mouvement. En 1938, Becker publie deux recueils, Passagers de la terre (Cahiers du Sud), et La Tête sans liberté (Sagesse). Dans une lettre de 1938, qu’il adresse à son ami Jacques Nielloux, Becker écrit : « Je ne crois pas en la poésie. Ce n’est qu’une magie dont je m’enchante quelques instants. Viennent les formules et voici un poème, quelques ombres arrachées difficilement de la nuit qui nous poursuit jusqu’au-delà de notre mort ». Becker est remarqué par de nombreux poètes aînés ou de sa génération, avec lesquels il correspond, dont Joë Bousquet, Ilarie Voronca, René Guy Cadou, Jean Ballard ou René Lacôte.

La Deuxième Guerre mondiale est déclenchée en 1939. L’invasion allemande de la France précipite le départ de Becker, que l’on retrouve commissaire de police à Marseille. Dans la cité phocéenne, le poète va mettre à profit ses fonctions pour aider ses amis et d’autres, qui fuient le régime de Vichy et la barbarie nazie. Il les prévient des rafles qui se préparent et entre en relation avec le maquis du Vercors. C’est l’époque où il se lie d’amitié, à l’invitation de René Guy Cadou, avec les poètes de l’Ecole de Rochefort : Jean Rousselot, Michel Manoll, Marcel Béalu, Luc Bérimont… Becker devient en outre collaborateur des Cahiers du Sud, de Fontaine (la revue de Max-Pol Fouchet), et de Poésie 41, que dirige Pierre Seghers.

En 1941, naît sa fille Marie-Thérèse (Ritou, son rayon de soleil). Becker publie de nombreuses plaquettes de poèmes hors-commerce : « La vérité est que je n’éprouve jamais le besoin de poésie. Lorsque j’y cède c’est plutôt par état de dépression. » En 1945, Jean Paulhan publie chez Gallimard, Le Monde sans joie, le premier grand livre de Becker. Le Monde sans joie et Rien à vivre, qui sera publié en 1947, rassemblent des poèmes écrits entre 1940 et 1944. Becker s'y fait le porte-parole (et cela explique aussi son audience) de la désillusion de tout une jeunesse, non seulement française, mais aussi européenne, frustrée de presque toutes ses chances, nous rappelle Wilhelm Willige (in Les HSE n°8/9, 1956). Il est significatif que la première moitié de Rien à vivre abonde en propositions restrictives, sinon négatives, formées avec les locutions « ne… plus que » ou « ne... plus ». De tels poèmes ne sont qu’une seule image, qu’un seul symbole de ce qui n’existe plus, monde péri ou perdu, d’une vie dépréciée, d’une réalité qui manque de sens ou de raison. Les poèmes de Becker  reflètent une poétique à fleur de peau, qui fait l’inventaire des blessures de la solitude et des gestes de l’amour. Au jour qui n’est plus qu’un carré gris, collé contre le ciel sans visage, succède cette chair qui est la seule issue, qui me mène à la pointe d’un désir.

Après la guerre, Becker est nommé à Paris, aux Renseignements Généraux. A Paris, le poète ne court pas les librairies, mais il « chasse » d’éventuelles conquêtes sur les boulevards et dans les cafés. Il se lie d’amitié avec le futur écrivain surréaliste Sarane Alexandrian et mène alors une vie mondaine, ponctuée de cocktails, de conférences et d’expositions. Mais dès 1950, il prend ses distances avec le milieu littéraire. On peut supposer, suggère Gaston Puel, « que Becker se détourne de ses passions dès qu’il a pris mesure de la vanité. »

En 1952, Lucien Becker est nommé pour deux ans, Attaché à la sécurité du port de Dakar ; Au Sénégal, Becker retrouve son grand ami, le poète Léopold Sédar Senghor, qui, fondateur, avec Mamadou Dia, du Bloc démocratique sénégalais en 1948, vient de remporter les élections législatives de 1951 et a été réélu comme député indépendant d’Outre-mer. Becker est de retour à Paris en 1955 et est nommé Chef de service au Ministère de l’Intérieur. Il occupera ce poste jusqu’à sa retraite, en 1968.

Après Rien à vivre en 1947, Plein amour, le troisième chef d’œuvre de Becker, paraît chez Gallimard en 1954. Lucien Becker est consacré comme le grand poète de l’amour charnel : Tu m’accueilles dans un pays au centre duquel - ton corps se dresse comme un feu de joie. « Pour moi, je le dis bonnement, je ne vois guère de livre de vers aussi bouleversant, d’aussi sûre révélation d’un tempérament de poète…. Il n’y a pas plus doué que Becker… Le talent de Lucien Becker est grand et son livre mérite d’attirer sur lui l’attention et de le mettre à son range, le premier », écrit Alain Borne, avec qui Becker, a de nombreux point communs. La nouvelle génération de poètes le revendique comme un aîné majeur. Au premier rang, nous trouvons Jean Breton et le groupe des Hommes sans Epaules, qui a été fondé en 1953 à Avignon. En 1956, la revue Les Hommes ans Epaules consacre le poète dans un  numéro spécial (n°8/9, 1956), « Lucien Becker et nous », qui, outre des poèmes inédits de Becker, comprend cinquante-deux articles, études et témoignages de Jean Paulhan, Marcel Arland, Marcel Jouhandeau, Albert Camus, Lise Deharme, Claude Vigée, Jean Follain, Léopold Sédar Senghor , Pierre Emmanuel, Gaston Puel, Marcel Béalu, Robert Sabatier, Alain Bosquet, Louis Guillaume.. et pour Les HSE, de Henri Rode, Jean Breton, Serge Brindeau, Pierre Chabert, Jacques Réda, Patrice Cauda, Hubert Bouziges ou Frédérick Tristan. Ce numéro fait encore autorité de nos jours. Ainsi, de très larges extraits figurent dans les annexes de Rien que l’amour, poèmes complets de Lucien Becker, édité par La Table Ronde, en 1997.

Lucien Becker, Jean Breton, alors tout jeune directeur de la revue Les HSE, en justement dressé un portrait : « Il est possible de rencontrer l’homme, grand, les traits imbus d’une sorte de placidité farouche. La figure finement burinée par la vie s’éclaire d’yeux vert-gris. Les cheveux, d’un châtain brûlé – n’est-il pas de l’Est ? - s’ordonnent avec rigueur autour du visage pensif, où le don de sympathie lutte avec une mystérieuse réserve. On n’oublie pas sa voix profonde, ni ses mains, d’une pesanteur légère. Lucien Becker paraît étonné de notre attachement. Il ne se doutait pas, etc. Une subtile moquerie s’ajoute sans cesse à sa réflexion : « La littérature ne m’intéresse pas ! Vivre d’abord, bien sûr, afin d’envelopper son cœur d’une cuirasse… » Il replie ses longues jambes. Il refusera l’une de vos cigarettes : « Il y a un an que je ne fume plus. Pourquoi fumer ? me suis-je dit un beau jour. De la même manière, j’ai pu me passer d’alcool, et pourquoi pas du reste ? » On imagine qu’il a idéalisé,  lui aussi, son enfance, mais sans grande conviction… Le regard de Becker reste fixé sur les images coloriées que la glace du café nous renvoie, sur les profils qui la traversent – proies ou rêve ? » Lucien Becker est le seul poète dont Jean Breton a reconnu l’influence sur sa propre œuvre poétique. C’est d’ailleurs en 1958, qu’Yvonne et Lucien Becker ouvre avec Maria et Jean Breton, une librairie à Paris, la librairie du soir, laquelle sera revendue deux ans plus tard en 1960.

Quant à Becker, il a bien, comme il l’a alors déclaré à Henri Rode, réellement pris ses distances avec le milieu littéraire comme avec le parisianisme, et vit désormais reclus. L’Eté sans fin, est le dernier livre publie, à tirage limité en 1961. Nous y retrouvons, dans leur version finale, les poèmes inédits que Becker a notamment publiés dans Les Hommes sans Epaules. Dès lors, le poète rompt définitivement avec la poésie. En retraite au cours de l’année 1968 ; il reste indifférent aux événements de Mai, considérant depuis toujours la politique, au même titre que la religion, comme des mensonges. Becker quitte Paris et s’installe à Lalande dans l’Yonne en 1968, avant de reprendre le chemin de sa Lorraine natale ; celui de Dieuze où il achète une maison en 1983. Il décède, suite à une crise cardiaque, à l’hôpital de Nancy, le 25 janvier 1984 : Ma mort n’aura pour témoin que le visage dont j’aurai vécu de tout mon regard. La mort de Lucien Becker passe inaperçue. Ainsi : Un homme dont le nom n’est sur aucune lèvre - va devenir un simple trait sur l’horizon.

De cette œuvre, Georges Mounin a affirmé « qu’elle n’est finalement qu’un seul poème indéchirable. » Indéchirable, parce qu’un seul thème d’un bout à l’autre la tient débout face à la mort : l’amour, rien que l’amour. Amour de la femme, de sa beauté et du désir qu’elle représente, de son corps où mes mains vont, forêts en liberté. La femme devient cosmique, le seul souffle du monde, pour se soustraire ne serais-ce qu’un instant à la mort : L’amour est un peu de soleil sur un naufrage. La joie de vivre se fait femme. On respire comme une force de vivre qui détourne l’homme du néant. Seul l’amour fait vivre et vibrer : Lorsque le matin défait le drap - c’est encore sur toi que donnent mes yeux - puisqu’ils ne peuvent plus voir rien d’autre - qu’un jour qui a pris la forme de ton corps. Voilà l’issue, la seule issue envisageable du poète pour reprendre confiance et repousser les menaces. Mais le culte de l’amour sauveur, écrit Claude Vigée (in Les HSE n°8/9, 1956), ne s’accompagne ici de nulle envolée transcendantale. Le poète est à la recherche d’un chemin – qui ne va pas au-delà de ton corps. La grâce de l’être aimé réside dans sa proximité irréfragable. La femme est l’ultime « impasse, vers laquelle j’accours – avec la force des marées ». Derrière elle, se creuse à nouveau le gouffre du monde qui toujours se dérobe : Tu es la seule chose – que je puisse tenir contre moi.

Au-delà d’amour-sentiment, nous devrions parler d’amour-physique, charnel, amour du corps de la femme, qui est une célébration de la joie et de la beauté : Le haut de tes cuisses laisse une lueur sur l’armoire - et le matin, passant par le volet, vient respirer - sur ton ventre, belle eau dormante, affleurant - auprès de moi sous un peu de lingerie. La femme illumine toute la vie de sa nudité radieuse et le poète s’y mélange : Tu jaillis de toute ta gorge dans mes rêves

Un poète, nous dit Becker, « est simplement un être qui a le sens aigu de tout ce qu’une existence humaine peut comporter de poignant, de tragique, de résolument invivable. » A « la réalité rugueuse é étreindre » qui nous défie, tant d’échappatoires nous ont été proposées, qui n’étaient que tricheries ou démissions. Becker nous enseigne à la fois l’aspect terrible de notre et la réponse qu’elle mérite : nous sommes morts et nous vivons ; nous sommes au plus près de la mort et au plus près de la vie. Nous devons assumer ces contradictions à la même température de sérénité et de désespoir, écrit Gaston Puel, en touchant d’une même main ferme la forme pleine de vie de la femme et le vide abyssale qui s’ouvre en elle. « La femme est une flamme, il faut s’y brûler ».


Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


Œuvres de Lucien Becker : Feuillets parfumés de jasmin (Éd. Chimères, 1928), Cœur de feu (Méridiens, 1929), Passager de la terre (Les Cahiers du Sud, 1938. Réédition Voix d’encre, 1993), La Tête sans liberté (Éd. Sagesse, 1938), Le Grand Cadavre blanc (Les Feuillets de l’Ilot, 1940), L’Homme quotidien (M. Audin, 194), La Solitude est partout (M. Audin, 1942), Pas même l’amour (M. Audin, 1942), Le Monde sans joie (Gallimard, 1945), Si beaux tous les regards (PAB, 1946), Le Jeu des corps (Cadenel éditeur, 1946), Rien à vivre (Gallimard, 1947), Le désir n’a pas de légende (PAB, 1950), Les Pouvoirs de l’amour (PAB, 1952), Plein Amour (Gallimard, 1954), L’Été sans fin (Éd. de la Chauméane, 1961), Toujours toi (Voix d’encre, 1995. Réédition 2004), Rien que l’Amour, poésies complètes, (La Table Ronde, 1997. Réédition en poche dans la collection La petite vermillon, 2006), Les plus beaux jours (Voix d’encre, 2007).

A consulter : Les Hommes sans Epaules n°8/9, numéro spécial « Lucien Becker et nous », 1956. Gaston Puel, Lucien Becker (Collection Poètes d’Aujourd’hui, éd. Seghers, 1962). Alain Borne, Quatre témoignages  sur Lucien Becker (Voix d’encre, 1995).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Numéro spécial LES HOMMES SANS EPAULES 1ère série, 1953-1956 n° 3

Dossier : ALAIN BORNE, C'est contre la mort que j'écris ! n° 39